dimanche 20 mai 2012

Universités  : quel bilan du processus de Bologne  ?

l’Humanité | 11 mai 2012 | Table ronde
dimanche 20 mai 2012
par antonin

Christophe Charle, historien, président de l’Areser (1), et Charles Soulié, sociologue à Paris-VIII. Marion Guenot, secrétaire générale de l’Union des étudiants communistes. Yves Lichtenberger, professeur de sociologie et membre de la Fondation Terra Nova.

Rappel des faits Élaboré en juin 1999, et signé depuis par quarante-sept pays, le processus de Bologne vise à unifier les systèmes d’enseignement supérieur européen. Depuis une dizaine d’années, il a surtout, sous couvert d’harmonisation et de mobilité des étudiants, entraîné 
la mise en place de réformes à visée néolibérale, dénoncées par une bonne partie de la communauté universitaire.


En France, le processus de Bologne s’est traduit par l’instauration du système LMD (licence-master-doctorat) qui a, entre autres, cassé le cadre national des diplômes, accentué la mise en concurrence des filières et le poids des entreprises dans le contenu des formations. Loin de freiner ce mouvement, le dernier «  rapport d’exécution  » du processus de Bologne, adopté en mars dernier par le Parlement européen, poursuit dans cette même logique de libéralisation de l’enseignement supérieur. Seuls les députés du groupe GUE-GVN, regroupant communistes et progressistes, ont voté contre.

Quel bilan dressez-vous 
du processus de Bologne  ?

Marion Guenot. Il est désastreux pour les étudiants et pour les jeunes diplômés de toute l’Europe. Avec la réforme LMD, on nous parlait d’harmonisation de nos formations. Or, force est de constater que, aujourd’hui, seules les politiques de régression sociale (augmentation des frais d’inscription, casse des services publics…) sont en harmonie. On voit bien que l’ambition de développer la mobilité étudiante est un véritable échec en l’absence totale d’encadrement structurel et financier, seuls 2 % des étudiants de France y ont accès, le plus souvent dans les grandes écoles où les moyens financiers sont les plus importants. Le mot fort du bilan de ce processus est «  déréglementation  ». Les diplômes n’obtiennent pas la même reconnaissance d’une université à une autre en France, alors d’un pays à un autre, c’est bien pire  ! En réalité, l’harmonisation des notations renforce le dumping social en Europe, en permettant de construire une lisibilité pour le patronat européen, qui peut ainsi délocaliser les entreprises là où la formation correspond le mieux à ses exigences et où la main-d’œuvre est moins chère.

Christophe Charle et Charles Soulié. Historiquement, le processus de Bologne visait déjà à faciliter la mobilité des étudiants en Europe. Sur ce plan, le bilan est mitigé. Certes, le nombre d’étudiants en mobilité a augmenté grâce notamment au programme Erasmus, mais comme le souligne le rapport Luigi Berlinguer pour le Parlement européen, les taux de mobilité demeurent relativement faibles. Ce qui s’explique par la faiblesse des financements – aller étudier à l’étranger coûte cher –, ainsi que par les obstacles linguistiques – suivre avec profit des cours en langue étrangère demande d’avoir déjà un certain niveau. Et, au final, on observe qu’en France, ce sont les étudiants des établissements les plus sélectifs – les grandes écoles notamment – qui voyagent le plus, tandis que les universités ont souvent plus de mal à faire partir leurs étudiants. Ce qui s’explique aussi par un salariat plus important chez ces étudiants d’origine sociale souvent plus populaire.

Yves Lichtenberger. Le processus de Bologne est très important du point de vue de la restructuration de notre enseignement supérieur. Son impact, notamment interne, dépasse de loin l’objectif de mobilité européenne des étudiants pour lequel il a été initié. Conçu pour établir des correspondances entre parcours de formation de différents pays, il a aussi mis l’accent sur l’illisibilité des cloisonnements français entre écoles, universités et lycées. Il a amené à s’interroger sur ce qui fait la valeur d’un diplôme et, par exemple, à préciser les conditions dans lesquelles des années de classe prépa ou de BTS pouvaient équivaloir à des années universitaires. Il a eu aussi un grand impact symbolique  : même avec de faibles flux, l’idée qu’une formation pouvait se dérouler dans plusieurs pays est une idée forte, et on ne peut que souhaiter la voir se développer.

En quoi a-t-il bouleversé l’enseignement supérieur en France  ?

Christophe Charle et Charles Soulié. C’est déjà au travers de l’instauration du système LMD (Licence-Master-Doctorat) et de l’instauration du système des ECTS (European Credit Transfer System) que le processus de Bologne a contribué à transformer l’enseignement supérieur français. En France, le Deug a disparu ainsi que la maîtrise, transformée en Master 1. Cette réforme a rendu plus comparables différents systèmes universitaires européens. Mais on peut se demander si, en passant de deux ans à trois ans le temps d’obtention du premier diplôme universitaire, cela n’a pas contribué à accentuer la sélection universitaire, sélection dont on sait qu’elle est déjà très importante. De même, la disparition de la maîtrise, qui représentait souvent le premier travail de recherche un peu personnel des étudiants, a sans doute contribué à une scolarisation accrue des cursus. Enfin, on peut s’interroger sur le fait qu’en France, la sélection soit placée entre l’année de Master 1 et celle de master 2, ce qui n’est guère cohérent tant au niveau de la logique de la recherche que de la délivrance des diplômes.

Yves Lichtenberger. Faciliter la mobilité des étudiants posait, d’entrée, la question des niveaux de diplômes  : comment accueillir en France, pays qui à l’époque avait quasiment un diplôme par année (deug, licence, maîtrise, DEA-Dess), un étudiant venu d’Italie ou d’Allemagne, où n’existaient que le bac et le master  ? Le premier réflexe conduisait à mesurer les formations par la quantité de savoir accumulé et donc la durée d’études (le 3-5-8, précurseur du LMD), tout en se rendant compte que ce qui comptait était le niveau de compétence qu’une formation permettait d’exercer et non la durée d’accumulation. La difficulté a été résolue par une modularisation des formations qui les rendait plus lisibles et par l’instauration des niveaux LMD communs à l’ensemble des pays. Le LMD est ainsi à la source d’un retournement de grande ampleur conduisant à voir la formation du point de vue de sa finalité eLe processus de Bologne a surtout instauré la marchandisation des savoirs. t non comme une fin en soi. C’est une revalorisation de ce qui s’apprend autrement qu’en cours, du travail personnel aussi bien que de l’expérience professionnelle. Le LMD poussant à la définition des diplômes en compétence est aussi ce qui permet de le valider en faisant preuve de son expérience acquise (VAE).

Marion Guenot. Le processus de Bologne a surtout instauré la marchandisation des savoirs. Il n’est plus question de service public de la formation, ni de qualifications et de leur reconnaissance dans les conventions collectives. Les nouveaux mots d’ordre sont «  rentabilité pour les entreprises  » et «  compétitivité  »… On a demandé aux universités françaises et italiennes, par exemple, de créer de nouvelles formations pour être plus compétitives et pour attirer les financements des entreprises, mais cela, sans aucun moyen financier supplémentaire, ce qui a accru les inégalités territoriales et créé une carte de la formation totalement anarchique. Les programmes européens d’évaluation, tels que Pisa, ont donné comme feuille de route de «  faire mieux avec moins de moyens  » et moins d’enseignants. En lien avec le dogme de la réduction des dépenses publiques, c’est aux individus, et non à l’État, d’assurer le coût de leur formation, et cela représente 5 000 à 10 000 euros pour les étudiants, qui sont poussés à s’endetter. Au Royaume-Uni, ce sont 80 % des étudiants qui s’endettent auprès de la Student Loans Company…

À quelles conditions pourrait-on créer une véritable harmonisation de l’enseignement supérieur européen  ?

Christophe Charle et Charles Soulié. On pourrait déjà s’interroger sur l’intérêt d’une telle harmonisation… Car, comme le souligne le rapport Berlinguer, le processus de Bologne a été impulsé «  d’en haut  », par les gouvernements des États membres. Le projet reposait sur l’idée que l’harmonisation permettrait une meilleure circulation des étudiants et, au-delà des diplômés, entre les différents marchés du travail. Vous connaissez la situation de l’emploi en Europe, en ce moment… Les diplômés des pays en crise essaient de se placer sur les marchés du travail moins déprimés de certains pays du Nord, mais cela ne peut être qu’une solution temporaire et marginale au problème du sous-emploi des jeunes, s’il n’y a pas une politique économique et sociale à l’échelle européenne. On ne peut tout attendre d’une simple mesure technique comme celle-là. Surtout, il faudrait d’autres réformes, en interne, des systèmes universitaires, qui ont le plus de mal à former et placer leurs diplômés.

Marion Guenot. Ce qu’il y a d’essentiel aujourd’hui, c’est de sortir nos formations des griffes de la si capricieuse économie de marché, menée par un patronat qui n’a jamais eu pour intérêt le plein-emploi, mais l’enracinement de la précarité et du chômage de masse. Au cœur d’une véritable harmonisation, nous voyons ainsi la construction d’un véritable service public de l’enseignement supérieur, l’harmonisation des droits des étudiants tels que la gratuité des frais d’inscription, l’accès aux logements sociaux étudiants et la reconnaissance des qualifications dans les conventions pour lutter contre la mise en concurrence des jeunes diplômés et le dumping social.

Yves Lichtenberger. Cette réorganisation des cursus est loin d’être achevée, non pas tant par résistance que par besoin d’améliorer les pratiques. C’est, quel que soit le pays, un sacré changement pour les universitaires que d’avoir à assurer non plus seulement la diffusion des savoirs, mais d’être aussi attentifs à la façon dont ils sont appropriés par des populations d’étudiants de plus en plus hétérogènes. Il faut l’accepter, car sinon, nous laisserons au bord de la route tous ceux qui ne nous correspondent pas. En même temps, il faut souhaiter que les lignes de force partagées deviennent de plus en plus lisibles. Et d’abord, le fait que les savoirs valent comme outils d’évolution et de transformation du monde, et non pas le rang social que conférerait un grade. Qu’on ne s’y méprenne pas, cela tourne le dos à une spécialisation trop utilitaire des formations et incite au contraire, dans un monde où comptent l’autonomie et l’innovation, à développer la distance, le goût du risque et l’ouverture d’esprit.

Quelles réformes préconiseriez-vous  ?

Yves Lichtenberger. Il s’agit moins de changer de modèle que d’améliorer les pratiques. Le processus de Bologne est ouvert. Initié par les États, il ne s’est mis en œuvre que parce que des universitaires se le sont appropriés. Il n’est d’ailleurs toujours pas sanctuarisé par une loi. Nous sommes dans un apprentissage collectif, où l’on apprend en faisant. Une belle ambition serait de voir mieux utilisés le cadre et les souplesses qu’il offre en matière d’individualisation des parcours et de mixité des formes d’apprentissage pour voir se développer une formation tout au long de la vie accompagnant les évolutions professionnelles et redonnant sens au travail.

Christophe Charle et Charles Soulié. Pour l’heure, les réponses proposées dans la plupart des pays aux problèmes de l’enseignement supérieur sont inspirées des modèles néolibéraux. On le voit avec la hausse des droits d’inscription, avec la hiérarchisation des filières en fonction des origines sociales, des ressources des familles et des débouchés, et avec la mise en concurrence des établissements pour obtenir des fonds supplémentaires. Toutes ces politiques sont pratiquées dans le monde entier, des États-Unis à la Grande-Bretagne, de la Chine à la Russie, etc. La France a commencé à entrer dans cette logique depuis une dizaine d’années et de manière encore plus nette sous le quinquennat Sarkozy. Nous avons toujours combattu cette orientation car nous voyons depuis longtemps ses effets aggravants dans les pays où elle domine depuis longtemps. Il est absolument nécessaire que la France préserve ce qui n’est pas encore enfermé dans cette logique et propose des alternatives à ce modèle qui n’a pas d’avenir, vu la crise de l’emploi, l’alourdissement des déficits, la stagnation du pouvoir d’achat. Bien entendu, une politique de résistance au modèle néolibéral d’université n’a de sens que si elle est harmonisée au niveau européen, sinon on aura la même tension dramatique qu’entre les pays qui ont l’euro et ceux qui ne l’ont pas, entre ceux qui gardent un idéal d’une société plus égalitaire et ceux qui privilégient les modèles individualistes et inégalitaires.

Marion Guenot. Remettons le partage des savoirs au cœur des politiques internationales pour construire une véritable solidarité entre les peuples, plutôt que la mise en concurrence. Voilà plusieurs années que nous luttons aux côtés de nos camarades grecs, italiens, belges, espagnols et portugais, pour construire une université de la solidarité, au service de notre émancipation et des besoins sociaux. Mais cette visée ne doit pas s’arrêter aux frontières de l’espace Schengen  ! L’histoire nous montre que le partage des savoirs a toute son importance, en particulier depuis que les peuples des pays du Sud, tels que ceux de l’Afrique, ont conquis leur indépendance. Nous devons leur donner les moyens d’obtenir des diplômes, et abolir cette politique de quotas. Les discours de solidarité, envers le peuple tunisien comme pour le peuple palestinien, doivent s’accompagner d’actes très concrets, c’est pourquoi nous avons lancé la bataille pour obtenir des jumelages avec ces universités. Il est temps d’offrir à tous ces peuples, qui viennent de faire leur printemps, notre solidarité la plus chaleureuse, bien loin de l’hiver rude que leur ont réservé Sarkozy et Berlusconi  !

(1) Association de réflexion sur 
les enseignements supérieurs et la recherche qu’il a fondée avec Pierre Bourdieu en 1992.

Le processus de bologne

Lors de la conférence de Bologne, en juin 1999, les 29 pays qui signent le texte commun identifient six actions à mener, parmi lesquelles  : mettre en place un système de comparaison pour faciliter la reconnaissance internationale des diplômes et qualifications  ; organiser les formations sur un premier cycle destiné au marché du travail (de trois ans au moins) et un deuxième cycle  ; valider les formations par un système d’accumulation de crédits transférables entre établissements  ; faciliter la mobilité des étudiants, des enseignants et des chercheurs  ; coopérer en matière de qualité des enseignements.

Ils ont dit

George Caffentzis, professeur à l’université 
du Maine du sud, 
à Portland (États-Unis).

«  Au moment de la réforme 
de Bologne, les pouvoirs publics n’ont pas été cohérents, 
en ne faisant pas de la licence 
un diplôme reconnu et valable 
en soi. Pour ne citer qu’un exemple, la non-adéquation 
des concours d’État à cette nouvelle structuration des études est absurde… 
Il faut admettre que, dans la plupart des pays signataires du processus de Bologne, cette adaptation des concours au LMD (licence-master-doctorat) a été un échec.  »

«  Le processus de Bologne met ouvertement l’université au service des entreprises. Il redéfinit l’éducation comme la production de travailleurs mobiles et souples, possédant les compétences exigées par les employeurs. Il centralise la création de normes pédagogiques, retire leur autorité aux acteurs locaux et dévalue le savoir comme les intérêts locaux. Dans ce contexte, il ne fait aucun doute que la crise financière internationale de 2008 met à rude épreuve la résistance du milieu universitaire, en supprimant les dernières protections, par la voie de réductions budgétaires…  »

Entretiens croisés réalisés par Laurent Mouloud

http://www.collectif-papera.org/spip.php?article1320

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